Le goût des adieux 9/9
Son cœur s’est arrêté de battre un beau matin, ou peut-être une
Je ne suis pas pour autant décédé. C’est l’envie, ou le besoin, c’est vous qui voyez, qui m’est passé. Souriez en vous disant que l’âge adulte est funeste pour le romantisme adolescent, ce n’est pas non plus la question.
J’ai
grandi, bien sûr, finis par mettre un terme à la
cristallisation autour d’Aurélie, suis parvenu à me
faire aimer, plus encore à le savoir, ai atteint le Saint
Graal d’une sexualité non imaginaire. Il y eu des bas
encore, et comme les précédents ils ont été
suivis de hauts. Il y a eu des femmes, quelques hommes, de l’amour
et du sexe. Il y a eu des disputes aussi effrayantes que celles de
mes parents. Il y a eu des expérimentations malheureuses et
des mises en danger éhontées.
J’ai
vécu, en un mot. Plus exactement, je me suis mis à
vivre.
Une
de mes amies a eu sa période mystique avec une intensité
peu commune. Elle s’est mise à communiquer avec les défunts,
ses tirages de cartes ont estomaqué les destinataires, des
prémonitions quant au sort de ceux qu’elle aimait se sont
avérées exactes, elle a soigné un homme qui
souffrait depuis des années par la seule imposition de ses
mains. Avec de la barbe j’aurais pu l’appeler Jésus-Christ.
Cette
amie, dans sa quête permanente des énergies, s’intéressa
à tous les horoscopes existant, pour tenter y distinguer de
plus sérieux que d’autres. Celtes, mongol, indien, maya,
aztèque, hurons, dingue de voir comme peut-être répandue
la croyance en l’influence de notre date de naissance sur nos
destinées. Au moins aussi dingue que de constater leur
omniprésence sur les sites féminins.
Ce
qui lui fit m’en parler était l’horoscope égyptien.
Depuis
le lycée, j’arborais le pseudo d’Anubis, dieu égyptien
des nécropoles et accompagnateur des défunts. Hadès
avait plus de panache pour une relation morbide encore plus prononcé,
c’est le côté infernal qui m’interpellait, mais il
était déjà tagué dans les toilettes.
J’adoptai
donc ce pseudonyme et le traînai partout avec moi, le
présentant chaque fois qu’il était nécessaire
de donner un nom qui ne soit pas le mien.
Or
les recherches de cette amie établissaient que ma naissance me
mettait sous la protection tutélaire dudit Anubis. Selon les
égyptiens du moins, pour les celtes je ne me souviens pas.
La
coïncidence m’interpella quelque peu. Et me fit réfléchir.
Ainsi,
mon rapport à la mort m’apparut autrement plus sain. J’avais
une connexion avec elle. Peut-être m’étais-je
simplement fourvoyé en me persuadant qu’elle me concernait.
Me
revint alors l’attention que je parvenais à prêter à
mes amis comme à de parfaits inconnus lorsqu’il était
question de les écouter se livrer. Me revint la compassion que
je ne pouvais m’empêcher d’éprouver sitôt que
j’étais confronté à la détresse. Me
revint surtout comme m’avaient touchés les squelettes dans
la tribu, non en tant que morts sans sépulture, mais justement
en tant qu’humains honorés jusqu’au passage vers un
au-delà. J’avais une âme d’accompagnateur.
Dans
le même temps, ma relation aux testaments vint se juxtaposer à
cette nouvelle compréhension.
Une
solution s’imposait d’elle-même.
Je
pris des cours du soir en plus de mon travail quotidien, sacrifiant
ma vie sociale et mettant en péril ma vie amoureuse.
Deux
ans plus tard, forcené, j’obtenais mon diplôme,
récupérais mon mariage au bord de la rupture et
abandonnais la comptabilité pour me consacrer à ma
seule et unique vocation.
Bien sûr les débuts ont été un peu dur, quarante-sept ans n’est pas le meilleur âge pour se recycler, notamment dans cette branche. Mais mieux vaut tard que jamais, dirait l’autre.
Aujourd’hui, je traite des affaires des morts et rédige des testaments. Aujourd’hui, je suis un des plus vieux clercs de notaire débutant de la profession.
Illustration : Anubis mask, par Oission, sur DeviantArt